Marc Lavergne

Marc Lavergne est directeur de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire
CITERES (Equipe monde arabe et méditerranéen) de l’université de Tours. Après
des recherches de terrain sur l’évolution des sociétés rurales de Syrie, d’Égypte
et d’Arabie Saoudite, il a dirigé successivement plusieurs centres de recherche
scientifique français au Moyen-Orient, à l’Université de Khartoum (CEDUST), à
Beyrouth et Amman (CERMOC), puis au Caire et à Khartoum (CEDEJ).

Résumé

Les Émirats Arabes Unis sont depuis leur indépendance en 1971, le théâtre d’une mutation sans équivalent par sa rapidité et son ampleur. Cette success story est cependant hantée par la perspective de la fin de la rente pétrolière. La Fédération cherche à assurer la pérennisation de sa prospérité, à la fois en diversifiant ses ressources, et en explorant de nouveaux horizons. Elle vise ainsi à échapper à l’enfermement
dans un golfe Persique fermé et vulnérable, et au face-à-face angoissant avec la République islamique d’Iran.
La mer Rouge lui apparaît donc comme un relais de croissance prometteur : Abou Dhabi y voit un moyen d’asseoir son autorité dans les crises et les conflits de la région, en connivence avec le grand voisin saoudien, tandis que Doubaï, dont la vocation est avant tout commerçante, y voit des perspectives d’expansion économique.

Abstract

Since their independence in 1971, the United Arab Emirates have been witnessing an extraordinary change
in its speed and size. Still, this success story is haunted by the prospect of the end of the oil rent.
The Federation thus tries to ensure the lasting of its affluence, through the diversification of its wealth sources, and the search for new horizons. It thus aims at avoiding to get cornered within
a frail Persian Gulf, and an frightening face to face with the Islamic Republic
of Iran. The Red Sea is thus looked at as a promising growth booster : Abu Dhabi sees it as a means to assert its strength
in the regional crises and conflicts, along with its great Saudi neighbor, while Dubai, whose vocation is above all trade, sees in it promising economic prospects.

Les Émirats Arabes Unis, bien que n’étant pas riverains de la mer Rouge
, jouent un rôle majeur dans la géopolitique régionale. Un jeu
complexe à divers titres : d’une part, ils ont concerté leur politique régionale en un duo avec l’Arabie Saoudite, depuis l’arrivée au pouvoir de part
et d’autre de deux princes héritiers aux vues et aux méthodes similaires,
inscrites dans des « Visions » à l’horizon 2030, et mises en œuvre en
privilégiant une gouvernance autoritaire et personnalisée ; d’autre part,
la Fédération des Emirats elle-même est dirigée depuis sa création par un
attelage de deux éléments différents, voire divergents, Doubaï et Abou
Dhabi : Doubaï développant une stratégie économique à l’échelle globale,
et Abou Dhabi tentant de promouvoir un projet politique d’influence à
l’échelle plus régionale. Cette combinaison d’agencements au niveau
régional et national a servi aux Émirats à développer leurs objectifs dans
un environnement complexe et mouvant, tant sur la rive africaine que sur
la rive asiatique, mettant en tension les différences d’approche, et occasionnant des initiatives parfois hasardeuses.

Arabie Saoudite et Émirats Arabes Unis, deux visions concertées mais concurrentes

Sur la scène internationale, les deux pays sont des alliés apparemment sans faille de l’Occident, qui assure leur protection en échange d’un approvisionnement privilégié en hydrocarbures. Mais le face-à-face issu de la Guerre froide avec le bloc soviétique fait place à un jeu multipolaire, où les deux partenaires disposent d’une latitude nouvelle dans le choix de leurs interlocuteurs; un jeu qui se développe encore à l’heure actuelle, et n’a pas donné toute sa mesure, le désengagement américain n’étant ni total, ni compensé par des relations stabilisées avec des protecteurs alternatifs. Sur la scène régionale, en dépit de la différence de taille entre l’Arabie Saoudite et les Émirats, les deux alliés ont jusqu’à présent joué jeu égal, et développé une concertation qui laisse de plus en plus apparaître des
éléments de divergence, voire de compétition. Les deux visions incarnées depuis Abou Dhabi par Mohamed bin Zayed al-Nahyan (MBZ), né en 1961,  et depuis Riyad par Mohamed bin Salman al-Saoud (MBS), né en 1985, le premier étant initialement le mentor du second, laissent place à des choix autonomes, liés aux pesanteurs de la géographie et de l’histoire. Les deux États, en dépit de leurs différences de taille, de population, de culture et d’histoire, développent aujourd’hui des projets qui peuvent sembler parallèles, sous la forme de «Visions» audacieuses et tournées vers l’horizon assez proche de 2030. Ces deux «Visions» ont en commun de vouloir fixer à leurs sujets des objectifs, au-delà du confort accordé par la rente pétrolière. Des projets non pas seulement de mise en mouvement productif, mais aussi de transformation en profondeur des individus et de leurs repères. Ces «Visions» ont une traduction spatiale, avec pour l’Arabie Saoudite une translation des centres de gravité des rives du Golfe à celles de la mer Rouge; pour les Émirats, qui ne sont pas riverains de celle-ci, la translation n’est pas physique, ou alors par procuration, mais mentale : pour eux aussi, le Golfe apparaît désormais comme un carcan, et la mer Rouge comme une fenêtre à la fois familière, mais ouvrant sur les lignes de force de l’avenir. Abou Dhabi, comme Riyad, a tiré la leçon de la situation dans laquelle le golfe Persique est enfermé, depuis le lancement de la guerre contre la Révolution islamique de Téhéran en 1980 : menace ou fantasme d’une extension de celle-ci sur la rive Sud du Golfe, avec comme supports les communautés d’origine iranienne ou de confession chiite locales, vulnérabilité de la communication avec les «mers libres» au niveau du détroit d’Ormouz, et plus généralement, aspiration dans un monde global, à sortir de l’enfermement terrestre pour partir à la conquête des océans, sur les axes névralgiques du commerce mondial. Cette translation physique ou mentale vers des espaces vierges s’accompagne d’une projection vers de nouvelles activités, et une prédilection pour des projets futuristes; aux projets de cité NEOM et des infrastructures inédites et souvent insolites qui les traduisent sur plans et maquettes, au bord de la mer Rouge saoudienne, correspondent les projets émiriens, dans l’espace ou dans les hautes technologies. Un même élan, de la part des deux princes héritiers, dont l’un, MBZ, est désormais président de la Fédération des Émirats depuis le 14 mai 2022 : deux battants, qui se fixent comme première tâche de changer leur société et de l’embarquer dans des défis inouïs. Ces volontarismes se heurtent cependant, dans leur mise en œuvre, à des difficultés liées aux résistances des acteurs locaux dans les pays riverains n° 13-2022 4 ou voisins de la mer Rouge, eux-mêmes en quête de solutions à leurs défis et à leurs crises, souvent nées d’États défaillants ou dépourvus de légitimité, ou d’États étrangers eux-mêmes porteurs d’ambitions concurrentes

Entre Doubaï et Abou Dhabi, la centralisation en marche de la Fédération

La politique extérieure des Emirats, dictée par Abou Dhabi, répond à deux préoccupations majeures : la lutte contre la menace supposée des Frères Musulmans et la lutte contre la menace iranienne, qui revêt en apparence un caractère obsessionnel. Mais il n’est pas sûr que ces deux axes recueillent un assentiment actif et sans nuance, en particulier à Doubaï et dans les Émirats du Nord, plus influencés, dès avant l’ère pétrolière, par les grandes tendances politiques du monde arabe d’une part, et par la proximité culturelle du monde iranien de l’autre3. Abou Dhabi, capitale politique de la Fédération, laissa longtemps Doubaï gérer à sa guise son destin, au bénéfice indirect de toute la Fédération. Pour Doubaï en effet, la Révolution islamique n’est pas une menace, mais plutôt une chance : comme Hong Kong a édifié sa fortune sur l’isolement de la Chine communiste, Doubaï a tiré la sienne de la Révolution islamique, qui n’a nullement l’intention de fragiliser cette fenêtre sur le monde extérieur, en particulier comme place financière. Avec l’arrivée aux affaires du prince héritier MBZ, c’est une autre vision qui s’est imposée. Une volonté de puissance assise sur la fortune pétrolière, visant à se voir reconnaître un leadership régional, et la domination exclusive de monarchies bédouines ou de pouvoirs absolus à l’échelle régionale : côté Doubaï, une place éminente réservée aux entrepreneurs, d’origines diverses, en quête d’opportunités et d’alliances sans exclusive, à partir d’un socle régional, celui du Golfe, mais ouvert aux entreprises à l’échelle du globe 4 ; côté Abou Dhabi, une vision conquérante, voire agressive, des relations internationales, et une ambition de domination régionale, assise plus sur la force des armes que sur celle du commerce. MBZ, artisan de cette centralisation du pouvoir, mit à profit la crise des subprimes de 2008, où Doubaï s’était imprudemment compromise : Abou Dhabi accepta de sauver Doubaï de la faillite, mais à la condition de gérer désormais la Fédération à partir et selon ses vues et ses intérêts5 . Doubaï dès lors rongea son frein, se concentrant sur le succès de ses entreprises de rang mondial, telles que la compagnie Emirates ou Dubaï Ports World (DP World), et sur son attractivité de ville-événement, de hub touristique et de paradis de l’investissement immobilier. Doubaï reste un port, dont la fortune est née au début du xxe siècle de l’installation de maisons de commerce iraniennes attirées par le statut de port franc qui lui fut conféré en 1902 par les Britanniques6 . La source de la fortune de Doubaï est donc dans le commerce intra-Golfe, Doubaï jouant jusqu’à nos jours vis-à-vis de l’Iran le même rôle que Hong Kong naguère vis-à-vis de la Chine continentale. Doubaï est ensuite devenue, par l’initiative et l’énergie de ses émirs successifs, l’« entreprise Doubaï » : le supermarché des pauvres de la planète, au service des contrées reculées d’Afrique et d’Asie, voire de l’ex-URSS et le 3e centre mondial de réexportation de marchandises du globe, après Hong Kong et Singapour7 . Elle est aujourd’hui entrée dans une troisième phase, d’activités diversifiées d’un centre d’affaires et de services planétaires, de hub immobilier et touristique, rayonnant sur les trois continents environnants, mais dans une approche globale. Un succès fondé sur des choix avisés en fonction des besoins reconnus et des moyens dont disposait l’émirat, peu doté en ressources pétrolières8 . En dépit des critiques quant à un modèle de développement fondé sur une course effrénée à la croissance, sa recette est désormais copiée à l’intérieur même de la Fédération par Abou Dhabi, qui cherche à la dépasser dans la course à l’après-pétrole. La priorité pour les Émirats est, aujourd’hui, de préserver la plate-forme portuaire de Jebel Ali, gigantesque hub commercial, et fleuron du système intégré de réexportation de Doubaï. Ce hub est en effet particulièrement vulnérable, d’un point de vue stratégique comme logistique, puisqu’enfermé à l’écart des « eaux libres » de la mer d’Oman. Mais préserver Jebel Ali n’exclut pas de lui chercher des relais ou des postes avancés, ni de chercher à lui éliminer toute concurrence Dubaï a voulu jouer l’insertion dans le réseau des «Nouvelles routes de la soie », avec un succès mitigé, et en perçoit désormais des menaces de concurrence plus que des pistes de complémentarité : le débouché de Gwadar au Pakistan pourrait bien la court-circuiter et lui enlever une part de son attractivité : il est le débouché de la «nouvelle route de la Soie» en provenance des provinces orientales de la Chine, par la vallée de l’Indus9, tandis que le port voisin de Chahbahar, en Iran, ouvert sur la mer d’Oman, vise à rendre à ce pays une autonomie et un rôle concurrent dans l’accès aux républiques d’Asie centrale, par l’Afghanistan10. Il est à la disposition des deux puissances rivales, Chine et Inde, toutes deux en bons termes avec Téhéran. C’est aussi, pour l’Inde, un point d’ancrage en direction du continent européen, par l’Iran et la Russie. C’est dans ce contexte, et avec cette préoccupation de préserver Jebel Ali, que Doubaï s’est mise au début des années 2000 en quête d’un poste avancé à l’entrée de la mer Rouge.

La mer Rouge, un nouvel horizon hors du Golfe

L’engagement de Doubaï en mer Rouge était en outre un prolongement naturel de sa volonté de se ménager des accès à des marchés ou à des sources d’approvisionnement en terre africaine ; le port de Djibouti était l’endroit indiqué pour entreprendre cette conquête pacifique du marché éthiopien et au-delà, de la Corne de l’Afrique ; une entreprise que DP World mena rondement, obtenant la concession du terminal porte-conteneurs de Doraleh en 2004 tout en prospectant d’autres points d’entrée tels que Berbéra au Somaliland, Bosaso au Puntland, et même des facilités à Mogadiscio sur l’océan Indien.

Djibouti : le terminal porte-conteneurs de Doraleh, les leçons d’un échec La société Dubaï Ports World, fleuron de l’« entreprise Doubaï », d’envergure mondiale car présente sur les cinq continents – mais de statut privé et distincte de l’administration et de l’État – avait signé en 2006 un accord avec le gouvernement djiboutien pour la construction et la gestion sur trente ans du terminal à conteneurs de Doraleh (DCT). Cet accord a été rompu en mars 2018 unilatéralement par le gouvernement de Djibouti, qui le considérait comme léonin. Ce contrat était en effet, très déséquilibré en faveur de l’opérateur doubayiote, puisqu’il lui accordait le monopole de la gestion portuaire de toute la République de Djibouti, et limitait souverainement le volume du transit vers l’Éthiopie. Il semble que les capacités du terminal aient été volontairement limitées pour ne pas nuire aux activités de Jebel Ali, joyau de la couronne de DP World, mais moins bien situé. Depuis son éviction -; une nationalisation sans précédent sur le continent africain -, DP World a mené des actions judiciaires tous azimuts, perdant à Londres devant la Cour internationale d’arbitrage, mais gagnant à Hong Kong devant la Haute Cour en contestant à China Merchants ses droits sur la zone franche de Djibouti. Le dossier n’est pas clos, mais il est probable que DP World ne puisse pas revenir à Doraleh. Relais incontournable de sa « Nouvelle route de la soie », Djibouti est devenue une plate-forme stratégique multimodale pour la Chine. Sa première base militaire outremer y a été implantée pour protéger ses intérêts maritimes, mais aussi ses entreprises parties à la conquête du continent africain11. La République de Djibouti est cependant peut-être tombée de Charybde en Scylla, puisque son économie est désormais entièrement sous la coupe de la Chine : l’activité du port de Djibouti représente 80 % du PIB du pays, et l’endettement du pays lui fait perdre son indépendance, en dépit de la multitude de bases étrangères qui s’y sont installées, moyennant de substantielles royalties. Djibouti, endettée, pourrait bien devenir, après le Sri Lanka, une nouvelle victime de la méthode chinoise d’asservissement de ses obligés, par le «piège de la dette », héritage colonial dont elle subit elle-même les conséquences au xixe siècle. Plan B comme Berbéra DP World, tout en poursuivant ses démarches judiciaires à l’encontre de l’État djiboutien, s’est engagée dans une opération de contournement. Entre ses concessions de Berbéra (Somaliland) et de Bosaso (Puntland), en passant par des projets de coopération à Massaouah et Assab en Érythrée, le géant émirien veut offrir à l’Éthiopie une alternative au passage obligé par Djibouti, un peu à la manière de la politique chinoise du « collier de perles » pour contourner l’Inde. À Berbéra, ancienne base navale soviétique, tout est à faire, de l’aménagement du port aux accès vers la capitale éthiopienne. Modelée sur la Jebel Ali Free Zone de DP World à Doubaï, la zone économique est reliée au port et stratégiquement située le long de la route Berbera-Wajaale (Corridor de Berbéra). Elle vise à attirer les investissements et à créer des emplois, dans l’entreposage, la logistique, le commerce, l’industrie et d’autres secteurs connexes. Mais la liaison entre le port et les hauts-plateaux éthiopiens bute sur l’insécurité, voire les conflits armés internes, d’autant que le statut du Somaliland, dont l’indépendance n’est pas reconnue par la communauté internationale, trente ans après sa sécession de Mogadiscio en 1991, constitue un handicap juridique et financier dans la gestion et la sécurité du trafic.

Yémen, de la guerre «défensive» à la recherche de points d’appui

Alors que prenait forme le projet du terminal de porte-conteneurs de Doraleh à Djibouti, le «Printemps arabe » de 2011 a déferlé sur le monde arabe, et avec lui une menace de démocratisations perçues comme fatales pour les monarchies du Golfe ; cela d’autant plus que cet élan de la jeunesse urbaine avait apparemment la bienveillance de l’administration américaine de Barack Obama. Le mouvement, depuis l’Égypte, où le président Moubarak avait dû démissionner, avait gagné le Yémen, où la jeunesse défilait en liesse de la place Tahrir («de la libération») à la place Taghyir («du Changement »). À Manama, c’était la «place de la Perle » qui était l’épicentre des manifestants, transcendant les clivages confessionnels, qui s’en prenaient à la tutelle d’une dynastie bédouine soutenue par l’Arabie Saoudite, tandis qu’à Sohar, en Oman, la jeunesse s’insurgeait contre la férule paternaliste du sultan Qabous, parvenu sur le trône en 1970… Le Yémen représentait une hantise ancestrale pour les monarchies de la péninsule : peuplé en son cœur de tribus de paysans montagnards, unique république de la péninsule arabique et ouvert à la diversité des obédiences au sein de l’islam, ils représentaient une menace vitale pour ses voisins. MBS d’Arabie Saoudite, en accord avec MBZ des Emirats, décida en mars 2015 une intervention militaire brutale pour rétablir sur son siège Abd Rabbo Mansour el Hadi, le président élu en février 2012 et dont le mandat avait été prorogé en janvier 2014 dans des conditions houleuses. Il s’agissait par là d’éliminer la double menace de la subversion armée houthie et de la contagion démocratique du Printemps de Sanaa. Mais la complicité exprimée dans l’aventure yéménite par les deux dirigeants émirien et saoudien n’a pas résisté aux pesanteurs d’une géopolitique ancrée dans l’histoire, ni à la rivalité entre deux dirigeants habités par une même volonté de puissance. L’Arabie Saoudite, géant régional aux mains d’un jeune dirigeant audacieux et ambitieux, s’est évertuée à détruire le cœur du Yémen par des bombardements aériens de cibles civiles, le recours au sol à l’armée saoudienne présentant un risque politique trop important pour le jeune prince héritier, et n’offrant pas de garantie de succès sur un terrain aussi accidenté pour des soldats venus du désert. L’intervention au sol de l’Arabie Saoudite se limita donc à l’envoi de mercenaires soudanais, les «Forces de déploiement rapide », une milice recrutée au Darfour, sous la houlette de leur chef, Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti, héritiers des janjawid-s des années de massacre et de pillage du début du siècle. Les Émirats s’engagèrent dans un jeu plus traditionnel, d’alliances complexes et mouvantes, en vue d’une implantation durable au Sud, reposant sur le Conseil de Transition du Sud (CTS), basé à Aden. Pour ce faire, ils aménagèrent à grands frais, à partir de 2015, une base arrière, aéro-navale, à Assab, sur la côte de l’Érythrée18, qu’ils évacuèrent au moment de leur retrait de la coalition internationale mobilisée au côté des forces « gouvernementales » au Yémen, en 2021. Mais les forces émiriennes se sont implantées durablement à l’entrée de la mer Rouge : leur objectif n’était pas tant de rétablir un pouvoir « légal » à Sanaa, que de profiter de son affaiblissement pour prendre le contrôle des accès à la mer Rouge : ses forces, en soutien du CTS, sont revenues construire un aéroport sur l’îlot de Périm (ou Mayyoun), emplacement stratégique au cœur du détroit de Bab el Mandeb, sans en référer au gouvernement légal replié à Riyad19, et prendre pied solidement à Socotra, poste avancé de la route des Indes dans le golfe d’Aden.  Durant la guerre, la contribution des Émirats à la Coalition a consisté à déployer des troupes composées essentiellement de mercenaires baloutches recrutés au Pakistan, ou soudanais : la faiblesse numérique de la population citoyenne de la Fédération (environ 2 millions sur une dizaine de millions d’habitants) et son manque de motivation à se déployer sur le terrain, ont limité sa participation à celle des recrues des émirats pauvres de la Fédération, comme Foujairah et Ras el Khaimah M. Lavergne : Émirats arabes unis : du Golfe à la mer Rouge 11 Les Émirats Arabes Unis, n’ayant pas de contentieux historique ou civilisationnel avec le Yémen21, ont donc une approche plus pragmatique que celle de l’Arabie Saoudite : leur intérêt économique l’emporte sur le désir d’affirmer une suprématie militaire ou politique sur la péninsule. La relation complice entre les deux princes MBS et MBZ, trouve ses limites dans les intérêts divergents des deux États : au Yémen, l’Arabie Saoudite souhaite un retour au statu quo ante qui lui conférerait un rôle de tutrice du gouvernement « légal » auquel elle accorde son soutien, tandis que les Émirats appuient le Conseil de Transition du Sud, et différents groupes locaux qui souhaitent distendre les liens avec Sanaa, voire retrouver l’indépendance perdue en 1990, après l’échec de la tentative de sécession de 1994). Le clivage latent entre les intérêts de l’Arabie Saoudite et des Émirats, tous deux animés par une même volonté de leadership régional, sort donc renforcé de ce conflit, aujourd’hui interrompu par un cessez-le-feu depuis avril 2022, qui pourrait déboucher sur une tentative de règlement durable. Mais celle-ci est suspendue à la volonté de l’Arabie Saoudite, soutien du gouvernement « légal », mais peu légitime, et de l’Iran, parrain du mouvement rebelle houthi, de régler leur contentieux bien plus large et profond. Les Émirats se sont-ils retirés à temps de l’aventure yéménite ? En apparence, ils ont tenté de dissocier leur image du désastre humanitaire déclenché sur les hauts plateaux, le cœur du Yémen profond, tout en consolidant leur emprise sur les marges. Distribuant largement leurs subsides, ils espèrent ainsi s’assurer un contrôle durable sur l’univers maritime qui leur est familier. Avec Socotra d’un côté, Périm de l’autre, et demain peut-être le centre névralgique d’Aden, et les ports de la côte du Hadramaout, comme Moukalla, bastion d’où ils chassèrent Al Qaïda dans la péninsule arabique, ils pourraient ainsi mener à bien leur déploiement hors du Golfe, en direction de la mer Rouge.

Aden, pour remplacer Djibouti?

Aden était (et demeure ?) le principal but de guerre des Émirats au Yémen. Le port, déchu depuis le retrait des Britanniques en 196722, pourrait constituer une planche de salut pour la vocation maritime et commerçante des Emirats, articulé avec la plate-forme de Jebel Ali comme base arrière dans le Golfe, et compenser ainsi la perte de Djibouti. Le potentiel de développement de l’arrière-pays yéménite n’est certes en rien comparable avec celui de l’Éthiopie, et au-delà de toute la Corne de l’Afrique, mais les Emirats y seraient seuls maîtres à bord. Cependant, cette mainmise elle-même n’est pas acquise, tant l’équation locale et régionale est complexe. Abou Dhabi, dans son engagement au Yémen, avait peut-être cherché à faire d’une pierre deux coups : mettre la main sur Aden, c’était d’une part échapper à l’enfermement du Golfe et de l’autre, doubler Dubaï sur son propre terrain, celui du commerce, en prenant le contrôle d’un pivot mieux situé : l’union est un combat… Le plan « abou dhabien» de prise de gages à l’entrée de la mer Rouge inclut donc le port d’Aden et les escales de la côte du Hadramaout, d’où cinglèrent les navires qui convertirent l’Insulinde à l’Islam. De plus, le contrôle des points d’embarquement du pétrole du Hadramaout, ou du brut saoudien sur le golfe d’Aden, est un objectif tentant, même s’il serait risqué d’entrer en conflit avec l’allié saoudien, lui aussi en quête de débouchés maritimes sur l’océan Indien. La méthode d’Abu Dhabi, fondée sur le « diviser pour régner », a trouvé là un champ d’application entre les différents centres de pouvoir, historiques ou nouveaux venus, comme les franchises d’Al Qaïda dans la péninsule arabique et de l’État islamique, qui prospèrent sur trafics et rackets… Mais le CTS, allié inconstant et composite, est un instrument difficile à manier, dans une situation où l’allié saoudien s’appuie sur le gouvernement « légal » – en exil, auquel le CTS s’oppose les armes à la main. La subtilité et la versatilité de l’univers tribal trouve ici ses limites… Si ce projet réussit, il effacera l’échec de Djibouti : Aden serait ainsi appelée à jouer à nouveau un rôle clé, au croisement des voies reliant l’Asie centrale à Indo-Pacifique et à l’Afrique orientale, tout en maintenant son rôle de gardienne de la mer Rouge, avec en avant-poste l’île de Socotra.

Socotra, île au trésor ou pomme de discorde ?

Laissant la situation se décanter à Aden, en proie au chaos, les Émirats
ont plus fermement assuré leur présence sur l’île yéménite de Socotra, au
grand large d’Aden, contrôlée par leur allié du CTS. Ils s’y sont installés en
déployant tous les attributs de la souveraineté : achat de loyautés locales, M. Lavergne : Émirats arabes unis : du Golfe à la mer Rouge intégration administrative et financière et même distribution de cartes
d’identité émiriennes. Même si l’Arabie Saoudite tente d’y maintenir une
présence symbolique, l’implantation émirienne prend les allures d’une
annexion, contestée par un Al-Hadi, exilé à Riyadh23… Elle exprime une
stratégie assumée de contrôle de l’accès à la mer Rouge. Jeu de go où
les cartes ne se dévoilent que progressivement, au nez et à la barbe des
puissances

Tourner le dos au Golfe, un choix ou une nécessité?

a)
Déconvenues péninsulaires MBZ a développé une politique « impériale », affichant clairement sa volonté de projeter la Fédération dans l’après-pétrole d’une part, et dans une extension de ses réseaux et de son influence au-delà du Golfe, de l’autre. Les jalons de cette réorientation sont connus : état de tension permanent avec l’Iran de la République islamique, engagement dans la coalition internationale au Yémen en 2015, déclenchement d’un embargo envers le Qatar en mai 2017… Une politique privilégiant la confrontation plutôt que le dialogue, à l’encontre des intérêts et des usages de Dubaï, dont la fortune est liée à son rôle de fenêtre de l’Iran sur le monde extérieur, depuis plus d’un siècle. À vrai dire, toutes ces initiatives n’ont pas été couronnées de succès : – les tentatives américaines de faire plier l’Iran, comme les assassinats ciblés de personnalités civiles ou militaires, les bombardements par Israël de sites stratégiques iraniens, les sanctions décrétées par l’ONU, ou même l’inscription du mouvement houthiste sur la liste des organisations soutenant le terrorisme, n’ont pas modifié la donne et ont abouti à des reculs humiliants comme la levée de cette dernière mesure en 2022 ; l’Iran des mollahs a même accru sa présence régionale, et est désormais fermement présent en mer Rouge et sur les hautes terres yéménites; – le Qatar, qui partage avec l’Iran le plus important gisement gazier du monde, est sorti renforcé de l’embargo imposé par l’Arabie Saoudite et les Émirats, et a réintégré avec les honneurs le cercle du Conseil de Coopération des États arabes du Golfe, avec les embrassades de rigueur; – la guerre du Yémen, dont les civils ont été les premières victimes, s’achève sur une dévastation qui laissera des séquelles durables, dans la relation millénaire entre le peuple yéménite et ses voisins; Même à l’intérieur de la Fédération, entre Emirats du Nord fournisseurs de chair à canon, proches historiquement et humainement du Yémen, et Abou Dhabi à l’origine de l’engagement militaire dans ce conflit, les séquelles seront durables25. – l’embargo contre le Qatar a nui aux intérêts commerciaux de Doubaï, et bien plus, aux relations humaines étroites, familiales souvent, entre Doubaï et Doha. Il en va de même, bien sûr, pour les entraves mises au commerce formel ou informel, entre Doubaï et la rive iranienne du détroit d’Ormuz, et par voie aérienne, entre Doubaï et les principales villes d’Iran, à l’origine de la fortune de Doubaï, et là encore, de liens humains profondément ancrés. Tous ces mécomptes ont peut-être incité les Émirats à porter leur attention hors des limites du Golfe, et en particulier vers la Corne de l’Afrique, de concert avec l’Arabie Saoudite.

b)
Comptes et mécomptes dans la Corne de l’Afrique Empêtrés dans le chaudron éthiopien Le rapprochement intervenu entre l’Érythrée et l’Éthiopie en 2018, sous l’impulsion conjointe des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite, avait été unanimement salué par la Communauté internationale ; un prix Nobel avait même été décerné au Premier ministre éthiopien, Abyi Ahmed Ali, initiateur officiel de cet événement historique, qui mettait un terme à deux décennies d’hostilité. Sans doute les deux initiateurs de ce rapprochement escomptaient-ils faire de la Corne de l’Afrique pacifiée un site d’investissements fructueux, par l’exploitation des ressources agricoles et minières de l’Abyssinie, voire son développement industriel, dans les pas de la Chine, déjà présente en force. Et au-delà, une porte d’entrée vers le « continent Noir », par les Grands Lacs ou le bassin du Nil. Mais les deux mentors, MBS et MBZ, qui ont initié ce rapprochement et l’ont financé, ont-ils fait preuve d’ignorance ou de légèreté ? Le rapprochement entre les deux pays a bien eu lieu, mais il n’a en rien modifié les deux régimes en place à Addis-Abeba et à Asmara, ni permis aux peuples de l’Abyssinie de retrouver paix et stabilité, prospérité et liberté. Après quelques semaines d’euphorie, la frontière entre les deux pays s’est refermée, et l’accord n’a pas conduit à l’ouverture économique, qui aurait rendu à l’Éthiopie son accès à la mer Rouge à travers les ports de Massaouah et d’Assab, et à l’Érythrée son rôle naturel d’interface entre l’Éthiopie et le monde extérieur26. Pire encore, ce succès initial, assorti d’une aide financière saoudienne et émirienne conséquente, a débouché sur la tentative du pouvoir central éthiopien d’éliminer par les armes le Front populaire de Libération du Tigré (FPLT) retranché dans son bastion tigréen. Certes, le FPLT comptait sans doute reprendre le contrôle de l’ensemble de la Fédération éthiopienne, à partir de sa base de repli du Tigré, et représentait donc une menace pour le pouvoir central. Mais le désastre humanitaire effroyable qui s’en est suivi, et qui perdure à ce jour sans perspective de règlement politique, et qui a favorisé un embrasement général des relations inter-ethniques au sein de l’ensemble éthiopien, est dommageable aux ambitions et à la réputation émiriennes sur le continent africain. Le soutien concerté des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite à la politique du Premier ministre éthiopien, de résoudre les problèmes d’unité nationale hérités de l’ancien empire du Négus, par le progrès et l’ouverture économique, avec le soutien de la Chine, était certes louable. Mais il avait attisé la volonté de revanche des dirigeants tigréens, évincés du pouvoir central après 30 ans de mainmise sans partage. Les Émirats Arabes Unis, pour lesquels la Corne de l’Afrique, et au-delà le bassin de la mer Rouge, présentent un enjeu central, semblent s’être fourvoyés dans cette équation complexe, et pourtant essentielle pour le succès de leur stratégie d’implantation sur le continent africain comme sur la mer Rouge. En dépit de la proximité géographique, des liens humains et historiques avec la Corne de l’Afrique, et même d’engagements antérieurs en soutien au mouvement de libération érythréen, on peut se demander si la compétence des dirigeants, essentielle dans un système résolument autocratique, n’a pas été prise en défaut… Le conflit du Tigré est crucial pour le devenir de l’ensemble éthiopien, d’autant qu’il s’accompagne de nombreux autres foyers de tension à l’intérieur de cette « fédération ethnique » de chacun contre tous. Et l’on peut s’étonner de ce que les deux alliés de la péninsule Arabique soient absents de toute tentative de conciliation, alors que leurs intérêts à long terme, autour de la mer Rouge, sont en jeu, et qu’ils auraient sans doute des leviers efficaces pour contribuer à la pacification régionale. Et la construction du Grand barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu a ouvert une nouvelle pomme de discorde régionale, contraignant les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite à un grand écart entre leur protégé éthiopien et leur allié égyptien… Sur ce dossier, l’Union africaine et l’ONU se sont mobilisées, alors que, sauf erreur, les gouvernements de la péninsule Arabique sont restés à l’écart. Pourtant, cet ouvrage, présenté comme la clé du développement régional, pourrait influer sur les projets hydro-agricoles menés par les investisseurs du Golfe sur les rives du Nil, en Égypte comme au Soudan, sous l’invocation de la « sécurité alimentaire », qui, par ailleurs, masque mal un land-grabbing au détriment de la population rurale.

Les Émirats Arabes Unis au cœur de l’imbroglio soudanais

Plus révélateur encore, au Soudan voisin en quête depuis la démission d’Omer el Béchir en avril 2019, d’une introuvable « transition démocratique», les deux pays phares de la péninsule soutiennent les forces qui sont hostiles à celle-ci : le retour à la dictature militaire, effectif depuis octobre 2021, mais repoussé avec détermination par le soulèvement populaire, a la préférence affichée des Émirats comme de l’Égypte. La contagion démocratique dans le monde arabe est la hantise de toutes les monarchies du Golfe. Pour autant, la stabilisation politique, économique et sociale du Soudan n’est pas en vue, et la situation semble échapper au contrôle des Émirats comme de l’Arabie Saoudite27 : sans doute faut-il voir dans ce flottement un effet de la dégradation de l’influence «occidentale » favorable

à la démocratie, tandis qu’un nouvel élément s’impose avec l’irruption de Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti. Ce chef des «Rapid Support Forces » (RSF), ces milices supplétives de l’armée régulière, qui se sont autonomisées politiquement et financièrement, joue désormais un rôle pivot dans l’équation soudanaise. Hemedti, on l’a vu, a bâti sa fortune en fournissant plusieurs milliers de mercenaires à l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, sur le littoral yéménite de la mer Rouge. Désormais vice-président du Conseil de souveraineté mis en place lors de la « transition», il jouit du soutien de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis, mais aussi de la Russie… et d’Israël, tandis que l’Égypte d’Abd el Fattah al-Sissi continue de soutenir les militaires soudanais, formés à l’école du Caire. Certes, les démocraties occidentales qui avaient soutenu cette chute d’une dictature amie de l’Iran, de la Turquie et du Qatar, les «moutons noirs» de la région, peuvent se réjouir de les voir écartés des rivages soudanais de la mer Rouge. Mais les deux monarchies voisines, qui soutiennent, aux côtés de l’Égypte, le retour à l’ordre ancien, ne peuvent que constater qu’il se heurte à une forte résistance populaire – dont l’islam politique, il faut le noter, est absent – tandis que l’économie soudanaise est en ruines. D’autre part, les provinces périphériques comme le Darfour sont des zones de non-droit, ouvertes à toutes les prédations et tous les trafics, d’où les RSF tirent une part importante de leurs ressources. L’exploitation et le contrôle des zones aurifères, du Darfour aux montagnes de la mer Rouge28, sont ainsi l’un des pourvoyeurs de la place de Dubaï, échappant à tout contrôle et toute taxation d’un État soudanais pourtant exsangue29. Hemedti ambitionne néanmoins ouvertement de prendre les rênes du pays, avec le soutien de ses protecteurs saoudiens, tandis que l’armée compte encore sur celui de l’Égypte et des Émirats. Une situation confuse et instable, sur fond, comme en Éthiopie, de drames humains ingérables : flots de réfugiés, victimes de la guerre, des exactions, des caprices du climat, de l’absence de l’État… Le rôle des Émirats, comme des nombreux investisseurs étrangers, dans le pillage des ressources naturelles du Soudan, l’éviction de leursterres des paysans de la vallée du Nil au profit d’investisseurs du Golfe, est un facteur de déstabilisation et de récession contraire aux intérêts à long terme de tous ces acteurs, là où un projet comme le Grand barrage de la Renaissance éthiopien pourrait ouvrir des perspectives de développement agro-industriel mutuellement profitable.

Jeu de go sur la mer Rouge

Les Emirats, comme l’Arabie Saoudite, avaient été contrariés par l’octroi de facilités à la Turquie dans la rade de Souakin, et s’étaient donc réjouis de l’annulation de cet accord, pour prix de leur aide financière aux premiers jours de la Transition. Mais aujourd’hui, c’est la Russie qui revient avec un nouveau projet d’implantation sur le littoral soudanais, en face des côtes du Hedjaz. L’Arabie Saoudite et les Émirats n’élèvent pas d’objection à cette initiative, symbolique d’une nouvelle ère de multilatéralisme, où chaque protagoniste avance ses pions sans plus se soucier d’intérêt collectif. Et c’est Hemedti qui, au grand dam sans doute des hiérarques de l’armée régulière et des acteurs politiques de la scène soudanaise, négocie l’octroi de ce point d’appui stratégique30, à la suite d’une visite à Moscou. Le groupe Wagner a trouvé au Soudan, grâce à son soutien, un de ses principaux havres en Afrique : il y est actif à la fois dans la répression du mouvement populaire, et dans les trafics qui font la jonction entre la Libye de l’est et la République Centrafricaine. Hemedti endosse désormais le costume d’homme fort de Khartoum, gérant à sa guise les conflits régionaux31, après avoir été l’artisan, à travers son frère, de la reconnaissance d’Israël en novembre 202032. L’engagement des Émirats Arabes Unis comme de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte, au Soudan est donc à l’opposé des propositions affichées par les pays occidentaux et l’ONU, ce qui marque l’éloignement progressif de ces pays riverains de la mer Rouge des préoccupations stratégiques de leurs protecteurs traditionnels, accordant la priorité à leurs intérêts nationaux. Pour autant, il n’est pas certain que les ouvertures faites naguère à la Chine par Djibouti, comme aujourd’hui à la Russie par le Soudan, seront à terme à l’avantage des Émirats Arabes Unis. La reconnaissance de l’État d’Israël en novembre 2020, exigée par l’Administration Trump pour la levée des sanctions et l’ouverture d’un soutien financier du FMI, complète l’«Alliance d’Abraham», qui a pour colonne vertébrale la relation privilégiée ouverte entre Israël et les Émirats, et par le truchement de Bahreïn, avec l’Arabie Saoudite.

Israël, distant mais bien présent

La reconnaissance de l’État d’Israël par les Émirats Arabes Unis à Washington, le 15 septembre 2020, est un tournant historique, mais qui vient largement confirmer des rapports et des convergences profondes. Elle s’inscrit dans une dynamique d’intégration dominante d’Israël dans son environnement régional; les préoccupations stratégiques sur fond de désengagement américain y rejoignent celles de la coopération économique fondée sur les nouvelles technologies, les deux se confondant dans une commune préoccupation sécuritaire. Les relations entre Israël et la péninsule Arabique sont évidemment bien antérieures à la récente «Alliance d’Abraham». Les relations commerciales d’abord, parfois officiellement comme avec le sultanat d’Oman, puis sécuritaires depuis la Révolution islamique en 1979 : Israël avait perdu en l’Iran son allié-clé dans la région, peu après l’éviction en 1974 de l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié, l’autre pilier de la triangulation américaine des puits de pétrole de la péninsule Arabique. Au-delà du symbole, qui confirme une stratégie enclenchée en 1979 déjà par la signature de l’accord de paix entre Israël et l’Égypte, l’alliance officialise les échanges commerciaux, favorise le tourisme et encourage les investissements croisés; c’est donc un modèle gagnant-gagnant entre l’économie «post-moderne» de la start-up nation d’Israël, et les ressources financières des Émirats Arabes Unis. Une entente dont il reste à vérifier si elle ira jusqu’à une osmose entre deux États conscients de leur fragilité face aux tensions inhérentes à la région. Les Émirats Arabes Unis partagent avec Israël la même méfiance à l’égard de tous les régimes démocratiques arabes, a fortiori à l’égard des mouvements révolutionnaires, islamistes ou non, et de la Résistance palestinienne. Les Frères Musulmans entrent dans n° 13-2022 20 cette catégorie, véritable hantise obsessionnelle du côté émirien par leur audience dans la population, au moins autant, sinon plus, que l’Iran qui demeure l’objet d’une veille à distance depuis le Ras (cap) Moussandam, exclave omanaise verrouillant le détroit d’Ormuz, tandis que sur le détroit de Bab el Mandeb, le Saviz, navire espion iranien et les forces navales émiriennes se mesurent mutuellement33. Le gouvernement émirien a déjà mis en œuvre un e-government en mesure de contrôler toutes les allées et venues, ainsi que toutes les correspondances, de la population ; mais la crise de la COVID-19 a permis d’aller plus loin; le conglomérat Mubadala, qui regroupe les revenus des hydrocarbures, a donné naissance au Groupe 42, dirigé par le Cheikh Tahnoun bin Zayed, frère de l’émir. Ce groupe investit dans les technologies du futur, en partenariat avec la Chine, ce qui a conduit les États-Unis à prendre également une participation dans le capital du groupe ; il est en particulier à la pointe de la recherche en technologies de contrôle de la population, en lien avec les savoir-faire chinois, américain et israélien. … La mer Rouge est le lieu privilégié de déploiement de cette couverture électronique destinée à assurer la protection des pays riverains amis. Mais les attaques de drones ou les bombardements de missiles fournis par l’Iran, actionnés par les Houthis, parviennent à déjouer ces boucliers sophistiqués… La technologie et son contrôle, tant pour les écoutes que pour le guidage de drones tueurs, est désormais au premier rang de la coopération et de la recherche des hautes technologies, et les Émirats s’inscrivent résolument dans cette voie, déployant une coopération tous azimuts, où Israël occupe une place de choix. La triangulation opérée par les États-Unis de l’après-guerre est donc remplacée aujourd’hui par celle qui unit Israël aux Émirats Arabes Unis et, informellement, à l’Arabie Saoudite pour le contrôle du Golfe et de la mer Rouge.

L’Indo-Pacifique, nouveau défi ou nouvel horizon pour les Émirats?

La crainte des Émirats Arabes Unis de se voir confinés dans l’angle mort du Golfe, alors que la carte géostratégique de la planète se déplace et privilégie les vastes espaces maritimes, se traduit par un repositionnement multiforme à l’échelle globale. La compétition entre les États-Unis et la Chine, puissance inexorablement montante, se joue aussi alentour, sur terre comme sur mer; les Émirats se refusent à choisir un camp, tentant plutôt de préserver des passerelles, économiques et financières, entre ces deux géants. Mais la place de Doubaï pourrait bien se trouver marginalisée par ces nouveaux développements, tandis que la conflictualité persistante entre l’Inde et le Pakistan voisins, présents sur le sol des Émirats à travers leurs travailleurs, pourrait un jour y trouver un champ d’expression dévastateur… Dans la perspective d’une compétition, voire d’un affrontement, centrés sur l’Indo-Pacifique, la mer Rouge apparaît désormais comme une périphérie, mais aussi un accès, dont le contrôle permet de préserver une autonomie stratégique.

Le relais du soft power, pour une nouvelle image «globalisée »

Le mantra en vogue aux Émirats est désormais centré sur l’ouverture bienveillante au monde, à travers les invocations rituelles à la «tolérance», dans une société délivrée des conflits; l’inauguration de places de dévotion destinées à l’hindouisme, au christianisme et au judaïsme, sont des défis au conservatisme des traditions de la société locale, ainsi qu’aux tensions prévalant dans la région. Les dirigeants des Émirats ont ainsi la volonté de s’affranchir des injonctions et des pesanteurs liées au contexte arabe et musulman, en manifestant une ouverture au monde sans exclusive : c’est ainsi que sont mis en avant des objectifs universels comme celui du Bonheur, qui s’est vu doté d’un ministère fédéral. La tolérance, religieuse avant tout, est destinée tout autant à modeler l’image extérieure du pays, qu’à modifier les perceptions de l’opinion publique locale : visite du pape François en février 201934, aux côtés du cheikh égyptien d’Al-Azhar, construction de temples hindous35, ouverture d’une synagogue36 sont vouées à manifester l’affranchissement des Émirats des pesanteurs de leur environnement.
La «Vision 2030» ne repose donc plus tant sur l’expansion territoriale ou l’influence régionale, que sur une ambition globale, qui vise à prendre rang parmi les puissances avancées dans les nouvelles technologies et l’aventure spatiale37. Aujourd’hui, Abou Dhabi ayant affirmé sa suprématie sur Doubaï, sa fortune est mise au service d’une ambition planétaire et d’une projection volontariste dans l’avenir, où la mer Rouge n’est plus qu’une pièce sur l’échiquier mondial. Loin de ces attaches terrestres et marines, les ambitions d’Abou Dhabi rivalisent avec celles de Riyad, comme l’a montré l’envoi depuis le Japon, d’une sonde en direction de la planète Mars, peu après celui d’un premier astronaute émirien dans l’espace : l’ambition de Doubaï, ancré dans une géographie contrainte, se conjugue donc avec celle d’Abou Dhabi qui se projette au-delà. Mais cette ambition volontariste de sortir par le haut des contraintes de l’environnement régional, certes impressionnante, fait peut-être l’impasse sur le poids des contingences du milieu : la faiblesse des ressources humaines locales pour porter ces projets pionniers, centrés sur de nouvelles technologies, impose le recours à des partenaires extérieurs, qui pourraient réduire la marge d’autonomie des Émirats, et contraindre les dirigeants à une gouvernance encore plus brutale sur la scène intérieure qu’elle ne l’est déjà38, réduisant d’autant la stabilité de la Fédération.

Bibliographie

Ouvrages Gueraiche, William : Géopolitique et de Doubaï et des Émirats Arabes Unis, L’arbre bleu, Nancy, 2014. Kazerouni, Alexandre : Le miroir des cheikhs, Musée et politique dans les principautés du golfe Persique, Presses Universitaires de France, 2017, 265 pp. Masson Semple, L. : Créer la ville de Dubaï : pouvoir tribal et aménagement urbain face au défi de la mondialisation, thèse de géographie, sous la direction de F. Balanche, Université Lyon 2, 2020.

Mercier, Eric : Aden, un parcours interrompu, CFEY/URBAMA, Tours, 1997, 154 pp. Moghadam, A. : L’autre rive : l’Iran recomposé de Dubaï. Étude des pratiques et discours des migrants iraniens, thèse de géographie et urbanisme, sous la direction de M. Lavergne, Université Lyon 2, 3 vol., 2013

Articles

Damesin, L. : « La Place du Changement et la Place de la Libération à Sanaa :
espaces révolutionnaires et contre-révolutionnaires », Arabian Humanities [En ligne], http://journals.openedition.org/cy/2548 ; DOI : https://doi.
org/10.4000/cy.2548
Lacombe, H. : Gwadar, un port au cœur du partenariat sino-pakistanais,
Orient XXI, 2021; https://orientxxi.info/magazine/gwadar-un-port-au-coeurdu-partenariat-sino-pakistanais,5168
Lavergne, Marc : «Sharjah, la discrète (ou l’austérité au service du progrès) », Les
Cahiers d’EMAM, 33 | 2020, http://journals.openedition.org/emam/3498;
— Urbanisme, Publications d’architecture et d’urbanisme, 2018, Villes du Golfe,
modèles urbains?, pp.68-70. halshs-01883319
— Dubaï, utile ou futile ? Portrait d’une ville rêvée à l’heure de la crise https://
www.cairn.info/revue-herodote-2009-2-page-32.htm
— Global City, tribal Citizenship : Doubaï’s paradox. Cities of the South. Citizenship and Exclusion in the 21st Century, Saqi Books, pp.261-292, 2007. halshs00375153
— «Dubaï ou la métropolisation incomplète d’un pôle en relais de l’économiemonde », Les enjeux de la métropolisation en Méditerranée, Cahiers de la
Méditerranée, CMMC, Nice, n° 64, 2002, pages 257 à 296
— et Dumortier, Brigitte : Dubaï, von der Wüstenstadt zur Stadt in der Wüste.
Geographische Rundschau, 52 (2000) 9, pages 46-51 https://www.fachportalpaedagogik.de/literatur/vollanzeige.html?FId=565587
Louër, Laurence : D’une intifada à l’autre. la dynamique des soulèvements au
Bahreïn, in «Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires », Allal,
A. et Pierret, T. (dir), Armand Colin, 2013.
Poirier, Marine : De la place de la Libération (al-Tahrir) à la place du Changement (al-Taghyir). Transformations des espaces et expressions du politique
au Yémen, in «Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires», Allal,
A. et Pierret, T. (dir), Armand Colin, 2013.
Rigoulet-Roze, David : Géopolitique du Yémen à l’aube du xxie
siècle, Hérodote,
2016/1 (260-261) ;https://www.cairn.info/revue-herodote-2016-1-page-159.htm

Share:

Professor. Marc Lavergne, a French Senior Fellow Researcher (Emeritus) on the Geopolitics and Geostrategy of the Contemporary Middle East and Horn of Africa at the French National Center for Scientific Research.