Marc Lavergne, Géopolitologue, Directeur de recherche au CNRS, Université de Tours.

Une nouvelle page de l’histoire tourmentée de la Libye semble s’ouvrir, avec la visite du Premier ministre libyen Fayez el-Serraj le 4 juin à Ankara, où il a été reçu par le président Erdogan. La Turquie, venant au secours du gouvernement légal de Tripoli aux abois, s’est en effet imposée en quelques mois comme l’acteur clé de la crise libyenne.

Depuis la révolution qui amena en 2011 la chute de Mouammar Kadhafi, le pays a été déchiré par une guerre civile mettant aux prises des milices locales et des groupes islamistes, face à un pouvoir qui n’avait plus de “central” que le nom. Malgré l’accord de Skhirat conclu en 2015 sous l’égide de l’ONU, deux camps s’affrontaient, soutenus à la fois par des forces locales et par des puissances étrangères : à Tripoli le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) reconnu par l’ONU et considéré comme dominé par les Frères Musulmans, et à Benghazi, l’Armée Nationale Libyenne (ANL) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par les régimes arabes hostiles au Printemps arabe et leurs alliés occidentaux, au premier rang desquels la France.

Dès octobre 2018, la Russie, désireuse de consolider son retour en Méditerranée, et de regagner le terrain perdu en Libye depuis la chute du colonel Kadhafi, envoie un millier de mercenaires du groupe Wagner, et environ autant de miliciens syriens pro-Assad, prêter main forte au maréchal Haftar. L’accord de Skhirat ayant été dénoncé par le maréchal Haftar en avril 2019, le gouvernement de Tripoli cherche le soutien de la Turquie : un accord de coopération sécuritaire et militaire est conclu le 27 novembre 2019 et ratifié le 21 décembre par le Parlement turc. La Turquie transfère immédiatement à Tripoli 7000 miliciens turkmènes et arabes prélevés sur le front syrien. Le 14 janvier 2020, à l’issue d’une ultime négociation engagée sous l’égide de Moscou, le maréchal Haftar refuse de signer l’accord de réconciliation accepté par le Premier Ministre Serraj, et tente de s’emparer de la capitale assiégée depuis un an, et où le gouvernement légal est retranché.
L’ANL est puissamment soutenue par l’Egypte et les Emirats Arabes Unis et parvient à contrôler les 4/5 du territoire ; mais le maréchal Haftar, s’il avait reçu le soutien opportuniste de chefs tribaux et de notables urbains, n’a pas su refonder les bases de l’unité nationale et n’a pas réussi, en un an de siège, à s’emparer de la capitale. Son annonce de prise du pouvoir, le 27 mai dernier, évoquant un imaginaire “mandat du peuple”, n’a fait que souligner la désaffection dont il était l’objet. Et l’envoi en catastrophe par la Russie, fin avril, de 14 Mig-19 et Sukhoi-24 n’a pas évité le rembarquement piteux des mercenaires mis précédemment à sa disposition. L'”homme fort” sur lequel l’Europe comptait pour préserver son accès aux ressources en hydrocarbures du pays – et qui fut encore reçu, pour la 3è fois, le 9 mars dernier à l’Elysée – n’a donc, à 76 ans, que peu de chances de restaurer sa crédibilité.

L’armée turque est désormais installée en Tripolitaine. . Place désormais sans doute, sous l’égide de l’ONU, à la diplomatie, pour un cessez-le-feu suivi de négociations. Après sept années de guerre civile qui ont créé 200 000 déplacés, les Libyens peuvent enfin entrevoir un espoir de paix.

Reste que pour les pays européens, l’inquiétude est à son comble, devant la perspective de voir les gisements pétroliers libyens (premier producteur africain, devant le Nigéria et l’Algérie) échoir à des entreprises turques (sur fond de compétition entre le français Total et l’italien ENI). La revendication turque d’une Zone Économique Exclusive contrarie les prétentions d’Israël, de la Grèce et de Chypre, engagés dans le projet de gazoduc sous-marin EastMed en direction de l’Italie. Mais elle devrait bénéficier du soutien libyen, inscrit dans l’accord maritime signé le 27 novembre dernier entre le président Erdogan et le Premier ministre Serraj.
Dans un autre registre, la Turquie pourrait désormais disposer en Libye d’un nouvel instrument de contrôle des routes migratoires vers l’Europe : on sait dans quelles conditions l’Europe à dû se soumettre aux exigences d’Ankara pour tarir le flot des migrants en provenance de Syrie et du Moyen-Orient. Les routes qui aboutissent sur la côte libyenne, malgré tous leurs dangers, sont d’autres voies d’accès au territoire européen, pour les migrants africains mais aussi en provenance du Moyen-Orient et d’Asie du Sud, comme en témoigne l’assassinat en mai dernier d’une trentaine de migrants originaires du Bangladesh.

La Turquie, maintenue depuis des décennies aux marges de l’Europe, se trouve désormais en mesure de s’imposer au cœur des préoccupations européennes. D’autre part, gagnant à Tripoli un partenaire politique et financier de taille, elle se trouve renforcée sur le terrain syrien, face à Bachar el Assad, mais aussi à la Russie. Celle-ci enregistre avec l’effondrement de Haftar, une cuisante défaite, qui réduit ses espoirs d’établir une nouvelle tête de pont en Méditerranée, et pourrait même menacer, à terme, son influence en Syrie. D’où son soutien, aujourd’hui, de la demande de cessez-le-feu lancée par l’Egypte, elle aussi grande perdante de ce duel avec la Turquie.

Enfin, il n’est peut-être pas inutile de resituer cette victoire turque en Libye dans son contexte : non seulement l’audace et l’efficacité démontrées par les dirigeants turcs dans cette opération “commando”, mais aussi la vision, voire la passion, africaine du président Erdogan, et les racines historiques de son ambition : l’empire ottoman a conquis dès le début du XVIè siècle les côtes et les ports de Tripolitaine et de Cyrénaïque, d’où il a contrôlé jusqu’au début du XXè le trafic caravanier transsaharien entre la Méditerranée et le Sahel, et les routes maritimes qui reliaient ses rives à celles de l’Occident. Ces quatre siècles d’une histoire de prospérité et de paix intérieure n’ont été oubliés ni sur les rives du Bosphore, ni dans les souks de la médina de Tripoli.

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